Une autre approche de la réforme des retraites

Augmenter le taux d’emploi des seniors ne passe pas forcément par un report de l’âge légal de départ en retraite à 64 ans, voire à 65 ans. A l’instar de la Finlande, d’autres pays y sont parvenus sans appliquer cette règle purement mécanique, rappelle le politologue Bruno Palier, spécialiste des systèmes de protection sociale en France et en Europe.

Pour ce chercheur du CNRS, auteur de Réformer les retraites (Presses de Sciences Po, 2021), les solutions se trouvent notamment du côté de l’amélioration des conditions de travail et de plans d’investissement dans la formation des seniors mais aussi dans un nouveau pacte générationnel à écrire entre les jeunes et les retraités.

Les partisans d’une réforme avancent en général deux arguments pour repousser l’âge légal de la retraite : elle est financièrement indispensable et on vit plus longtemps, donc il faut travailler plus longtemps. Vous semblent-ils convaincants ?

Bruno Palier : Sur le plan financier, la situation n’est pas catastrophique. Le rapport du Conseil d’orientation des retraites l’affirme lui-même, le déficit devrait se résorber dans quelques années, essentiellement parce que beaucoup de réformes ont été entreprises en France depuis 1993 pour stabiliser la part des retraites dans le produit intérieur brut (PIB). Elle est de 14 % aujourd’hui et devrait baisser un peu dans le futur.

Quant à l’espérance de vie, elle se réduit aux Etats-Unis, se stabilise en Europe. Dans les années 1990 et 2000, elle augmentait de trois mois par an, puis elle n’a plus progressé que d’un mois par an ces dernières années. En outre, s’il faut parler de l’évolution de l’espérance de vie, il convient de regarder les fortes disparités qui la caractérisent : entre hommes et femmes, et entre les cadres et les ouvriers. Chez les hommes, en France, un ouvrier vit en moyenne sept ans de moins qu’un cadre. C’est le plus gros écart de l’Union européenne.

Par ailleurs, on vit certes relativement longtemps en France, mais nous avons un ratio d’espérance de vie en bonne santé assez réduit. Un Suédois peut espérer passer 75 % de sa durée de vie à la retraite sans incapacité. Ce n’est plus que 50 % pour un Français en moyenne, 25 % pour les ouvriers et 75 % pour les cadres. Cet écart d’espérance de vie en bonne santé est moins important pour les femmes mais il n’est pas non plus à négliger. Ces points démographiques doivent sans cesse être rapatriés dans le débat sur les retraites. Un même âge pour tous ne tient pas compte de ces disparités.

Enfin, l’argument démographique qu’on entendait beaucoup dans le débat il y a quinze ans – il n’y aura plus assez d’actifs pour financer les pensions de retraités trop nombreux – est moins présent aujourd’hui. Mais il faut comprendre que si ce ratio de dépendance était purement arithmétique, cela fait longtemps que nous n’aurions plus été en mesure de financer les retraites. C’est bien la croissance de la productivité qui a permis de le faire. Il se trouve que tous les pays occidentaux connaissent un fort ralentissement de la productivité, y compris en France, qui peut poser un problème.

L’autre grande justification des promoteurs d’un report de l’âge légal à 64, 65 ans est que tous nos voisins européens l’ont fait. Serions-nous seuls à faire fausse route en restant à 62 ans ?

B. P. En Europe, c’est clair, l’âge effectif de départ à la retraite des Français est en moyenne plus bas que celui de nos voisins, et en particulier des Allemands ou des Suédois. Ce qui ne relève d’ailleurs pas de leur seul choix. Ce sont les employeurs qui décident d’embaucher et de garder les seniors.

Mais surtout, on oublie de dire qu’il y a deux âges de départ en France : 62 ans, l’âge légal à partir duquel on ne peut pas empêcher un salarié d’ouvrir ses droits mais avec application d’une forte décote, 5 % par année manquante, s’il n’a pas cotisé les trimestres nécessaires pour avoir droit à une retraite complète, et 67 ans, l’âge de l’annulation de la décote. Dans la plupart des autres pays, ces deux âges n’existent pas. Dès lors, les comparaisons sont biaisées. Il faut savoir de quel âge on parle.

Que ce soit en France ou chez nos voisins, ce signal du report de l’âge permet-il d’augmenter le taux d’emploi des seniors ?

B. P. C’est l’argument d’Emmanuel Macron et de certains économistes. De fait, on peut simplement changer l’âge légal, de façon brutale et rapide, en l’augmentant de trois à quatre mois par an pour atteindre 64, voire 65 ans. Cela va pousser certains à travailler plus longtemps, le plus souvent les plus qualifiés, et les fonctionnaires, mais nombreux seront ceux qui resteront sur le carreau parce que les employeurs ne souhaitent pas les garder.

Du seul point de vue budgétaire, le chef de l’Etat a raison : décider d’accélérer générera beaucoup d’économies. Mais avec des conséquences désastreuses pour de nombreuses personnes qui devront attendre, sans emploi ni retraite, de pouvoir accéder à une pension. Certains seront pris en charge par d’autres filets de sécurité : revenu de solidarité active (RSA), allocations chômage ou invalidité… Mais, de façon cynique, il reste plus intéressant, en matière de dépenses publiques, de payer ces prestations sociales plutôt que de verser une pension de retraite.

Ce qui est particulier avec le projet du gouvernement, c’est non seulement la visée purement budgétaire, y compris au prix de conséquences sociales très fortes pour les plus précaires et les moins qualifiés, mais aussi la rapidité de mise en œuvre. En général, les grandes réformes des retraites sont mises en œuvre très progressivement, afin que chacun ait le temps de s’ajuster sans brusquerie, il s’agit d’un contrat social de long terme...

C’est ce qui est arrivé avec la réforme de 1993, la plus importante en France, avec le changement de mode de calcul du salaire de référence, l’allongement du nombre de trimestres requis pour une retraite complète, la pérennisation de l’indexation des pensions non plus sur les salaires mais sur les prix. Elle a produit ses pleins résultats en 2005. En Allemagne, la réforme de 2001 a mis des années à atteindre son plein régime, celle de 1998 en Suède a pris dix-sept ans…

Ici, il s’agit de changer les règles du jeu de façon très abrupte, ce qui met un nouveau coup de canif dans le contrat social et risque de réduire encore la confiance de la population dans les élites politiques, comme on a pu le voir en Italie avec l’imposition brutale de la réforme Fornero de 2012 et ses conséquences politiques désastreuses sur la montée de l’extrême droite…

L’autre manière de garder les seniors en emploi consiste à investir dans l’amélioration des conditions de travail, et d’assurer une formation continue, tout au long de la vie, y compris après 50 ans. Les entreprises devraient pouvoir se dire que l’expérience et les savoir-faire des seniors ont de la valeur. En France, au-delà de 45 ans, il est très difficile d’accéder à une formation.

C’est l’inverse en Finlande. Le pays connaissait dans les années 1990 une situation similaire à la nôtre, avec un taux d’emploi des seniors très faible jugé néfaste pour son économie. Il est parvenu en peu de temps à décaler le départ en retraite. Aujourd’hui, le taux d’emploi des séniors en Finlande est de 13 points supérieur à celui de la France.

Qu’a fait le gouvernement finlandais ?

B. P. : Il ne s’est pas concentré sur l’âge de départ en retraite mais sur le taux d’emploi des seniors. La Finlande a mis en place des plans d’investissement dans la formation, réellement promu la formation tout au long de la vie, y compris après 62 ans. Il a diffusé une grande campagne pour affirmer que les seniors étaient un trésor national. A l’époque, le ministre des Affaires sociales en charge des retraites n’a pas hésité à faire de l’entreprise bashing contre les sociétés qui mettaient en place des plans de départs anticipés. Il leur disait : « vous êtes des traîtres à la cause nationale ».

En France, il est quand même étrange de vouloir allonger la durée du travail par une réforme des retraites alors qu’une moitié des gens n’est plus en emploi au moment d’ouvrir ses droits. Et que l’autre moitié doit travailler plus, dans des conditions qui se dégradent et deviennent de moins en moins supportables. Il y a encore deux ans, je citais Orange, Renault…

Aujourd’hui, on peut ajouter les hôpitaux à la liste. Beaucoup en ont marre, l’hyperproductivité les use depuis une quinzaine d’années. Ils veulent partir le plus tôt possible. C’est le cas de près de 80 % des salariés interrogés. Ce que je trouve problématique est qu’on préfère accuser les Français d’être feignants plutôt que de se demander pourquoi ils ne peuvent pas travailler plus longtemps.

On entend souvent que la réforme des retraites doit être la mère des réformes. Je préfère une autre formule qui est de dire qu’elle doit être la petite-fille des réformes. La priorité est de se pencher sur l’accueil des jeunes enfants, l’école pour tous, la santé, la situation des jeunes, la conciliation de la vie privée et de la vie professionnelle, la formation tout au long de la vie et l’amélioration des conditions de travail.

Les autres pays sont-ils parvenus à ralentir le rythme ?

B. P. : Mais on peut être très positivement productifs ! Quand une entreprise investit pour améliorer les conditions de travail, pas seulement par rapport à la pénibilité, aux troubles musculo-squelettiques, mais à toutes les pathologies liées au stress… Quand elle met en place des horaires adaptés aux vies des salarié.es et une organisation du travail horizontale, ils sont prêts à rester et travaillent mieux.

C’est une économie de la qualité, basée sur la confiance, la créativité, qu’on ignore encore en France. Les entreprises restent bloquées sur le lean management, sur la verticalité des relations de travail avec des sanctions à la clé si les objectifs de performance ne sont pas atteints.

Pourtant, si l’on revient sur le modèle suédois des retraites, qui a tant été érigé en exemple, il semble avoir du plomb dans l’aile...

B. P. : La Suède présente l’âge de départ effectif le plus élevé d’Europe avec le Portugal. C’est notamment le fruit de l’évolution des emplois et de la réforme des retraites. Les économies que cette dernière a engendrées ont effectivement permis d’investir dans les crèches pour tous les enfants, l’éducation et l’enseignement supérieur, et le soutien à tous les jeunes, quel que soit le revenu des parents. Les Suédois font clairement le pari de la jeunesse. Oui, les retraites ont baissé après la réforme. Oui, pendant la pandémie, la Suède a laissé les jeunes boire des verres dans les bars… Ce sont des choix de société très différents qu’il est impossible de faire en France vu la tournure que prennent les scrutins électoraux.

Le vrai problème de la Suède est la montée des inégalités par l’augmentation des plus hauts revenus. Les filets de sécurité restent élevés et efficaces, les inégalités y restent bien plus basses qu’en France. Pour autant, la Suède est en train d’autodétruire son modèle égalitaire depuis une quinzaine d’années. Pour toute une série de raisons notamment parce que les classes moyennes ne sont pas égalitaires. Elles veulent choisir l’école, la santé, payer moins d’impôts… Et pour rester au pouvoir, les sociaux-démocrates leur ont fait beaucoup de concessions. Or, la liberté de choix, c’est introduire des inégalités. La Suède n’est pas seule dans ce cas. Gerhard Schröder en Allemagne ou Tony Blair au Royaume-Uni ont fait pareil.

Vous voulez dire qu’il faudrait faire davantage contribuer les retraités ?

B. P. : Le problème de justice sociale, ce ne sont pas les retraités du futur, ce sont les retraités d’aujourd’hui qui touchent des retraites élevées, qui possèdent le patrimoine immobilier, qui ont un niveau de vie supérieur à celui des actifs, mais qui ne paient pas les mêmes impôts que les actifs, qui bénéficient de forfaits seniors et de mesures d’aide instaurées à une époque où les seniors étaient plus pauvres. A la fin des années 1950-1960, quand l’espérance de vie s’est allongée et a vu de plus en plus de gens vivre au-delà de l’âge de la retraite, mais en situation de pauvreté, les pays européens ont introduit un minimum vieillesse, et ont amélioré les taux de remplacement des systèmes de retraite… Ils ont considéré que les retraités devaient avoir le même niveau de vie que pendant la vie active.

En France, au début des années 1970, on a estimé qu’en touchant 75 % de son salaire à peu près, l’objectif serait atteint, et on a amélioré la retraite de la Sécurité sociale et rendu les régimes complémentaires obligatoires. Et ça a marché ! A partir des années 2000, les retraités ont même eu un meilleur niveau de vie que les actifs, grâce aux retraites et à leur patrimoine. Bien que la réforme de la retraite du régime général, décidée en 1993, ait fait baisser les retraites de base, les retraites complémentaires Agirc et Arrco ont compensé la baisse du régime de base orchestrée par les différentes réformes. Ces retraités actuels sont en moyenne plus riches que les actifs, mais ne sont pas taxés au même niveau qu’eux…

Or, en face, nous n’avons jamais eu autant de jeunes en difficulté, avec des problèmes de revenu, de logement, qui ont du mal à accéder à l’emploi. On a même inventé un acronyme au niveau européen pour les plus en difficulté d’entre eux : les « Neet », les jeunes ni en éducation, ni en emploi, ni en formation (Neither in education, employment or training, en anglais) qui sont près d’1,5 million en France. Mais on leur dit qu’il n’y a pas d’argent pour eux. Les mêmes qui défendent le maintien de niveau de vie des retraités refusent que les jeunes de 18 ans bénéficient du RSA. C’est paradoxal, la société ne semble pas prête à investir dans la jeunesse qui va ensuite produire de la richesse. Nous avons besoin de réécrire un pacte entre les générations.

Le gouvernement entend justement mener à bien cette réforme pour financer tout le modèle social français…

B. P. : Il n’y a pas besoin de faire une réforme purement budgétaire des retraites. Il n’est évidemment pas question de taper dans les petites pensions et de pénaliser les plus précaires mais d’appliquer les mêmes impôts à tous. La CSG compte trois niveaux d’imposition pour les retraités, inférieurs aux taux payés par les actifs. Il faut se souvenir qu’en 2017, Emmanuel Macron prend une bonne décision de justice sociale : il augmente à la fois la CSG et la prestation pour parents isolés mais il oublie de mettre en scène ce choix et de relier les deux, et dans le même temps, il baisse les APL de 5 euros et il supprime l’ISF. Et là, c’est désastreux. Les gens font des liens : ils en déduisent que les cadeaux aux riches se font sur le dos des plus pauvres.

Un autre moyen de redistribuer vers les plus jeunes serait de taxer l’héritage mais je constate que, sur ce sujet, la myopie des Français, en particulier des ménages modestes, est très forte. Les règles ont beau être très favorables, personne ne veut taxer plus l’héritage, ce qui ne concernerait pourtant que les plus riches. L’idée que l’Etat pourrait vous prendre tout ce pour quoi vous avez travaillé reste très ancrée.

Le gouvernement affirme qu’il veut entreprendre cette réforme des retraites pour financer l’éducation, la santé, la dépendance, la transition écologique… Mais ça fait beaucoup de choses, sans qu’on soit assuré que les économies de la réforme soient effectivement utilisées pour investir dans l’avenir.

Les retraités seraient-ils prêts à le faire ?

B. P. : Les boomers, eux, ne sont pas aveuglés. Ils votent en fonction de leurs intérêts. Ils veulent garder leur argent pour aider leurs descendants. Et c’est vrai qu’ils le font. Jamais nous n’avons connu de génération qui soutienne autant ses parents, ses enfants et qui signe des chèques à ses petits-enfants. Ces retraités sont indubitablement très généreux, mais seulement pour leurs proches. Si nous ne réécrivons pas ce pacte, nous allons continuer à vivre dans une société où les riches sont capables d’aider richement leurs proches, et les plus modestes, chichement. 

En matière de levier politique, on peut espérer que les enjeux climatiques soient une porte d’entrée, une façon de reconnecter ces deux générations. Les jeunes ont de plus en plus de mal à accepter que les aînés, qui en ont bien profité, leur lèguent une planète invivable.

Le problème est que la fenêtre de tir pour demander aux retraités aisés d’aider les générations suivantes est en train de se refermer. Nous avions entre dix et quinze ans pour faite en sorte que ces seniors aisés contribuent davantage. Ce n’est pas rien. Mais on assiste depuis 2018 à un début de baisse des pensions, et sans doute verra-t-on, dans un futur proche, un retour de la pauvreté chez les retraités, du fait des réformes déjà mises en place. C’est déjà le cas au Royaume-Uni. L’Allemagne a dû mettre en place un minimum vieillesse en 2001 et en augmenter le montant. La Suède garantit une base qui concerne de plus en plus de monde…

Une « bonne » réforme des retraites est souvent évaluée à l’aune du solde budgétaire. Faut-il justement choisir d’autres indicateurs comme le taux de pauvreté, par exemple ?

B. P. : Si on prend en considération le taux de pauvreté, la France possède un excellent système de retraite. En revanche, si on mesure l’écart entre hommes et femmes, il est très défaillant. La différence s’élève à 41 % pour les pensions de droit direct et de 28 % avec les mécanismes de redistribution comme les droits liés à l’éducation des enfants. Les femmes sont plus nombreuses qu’avant sur le marché de l’emploi, mais elles sont aussi plus souvent au Smic et plus souvent à temps partiel. Et le mode de calcul des retraites, qui présuppose une retraite complète à temps plein pour donner droit à une retraite complète, ne fait qu’amplifier les écarts de revenus entre hommes et femmes. On ne peut pas compter sur le temps pour que les montants des retraites entre les hommes et les femmes s’égalisent tous seuls.

Même constat avec l’espérance de vie. Certains vivent vingt-cinq ou trente ans à la retraite et d’autres seulement quinze ans, cela ne relève pas du hasard mais de déterminismes sociaux. Il y a des décisions politiques visant une meilleure redistribution au moment de la retraite à prendre, et repousser l’âge à 65 ans aura l’effet inverse, les conséquences négatives pèseront le plus sur les personnes de milieux les plus modestes.

La plupart des pays européens qui ont reformé leur retraite ont développé une partie du régime en capitalisation. Pensez-vous que nous nous acheminions vers un modèle où l’Etat prendrait en charge un minimum vieillesse et que le reste serait de plus en plus assuré par l’épargne ?

B. P. : Je parlerais plutôt d’une évolution de convergences. En France, nous n’allons pas vers un 2e pilier par capitalisation, le modèle reste fondé sur la répartition. En revanche, nous basculons de plus en plus dans une logique actuarielle : je dois toucher autant que ce que j’ai cotisé. Lors de son premier mandat, Emmanuel Macron le formulait ainsi : un euro cotisé doit ouvrir les mêmes droits pour tous, c’est une logique apparemment égalitaire, mais en fait actuarielle. Ainsi, avec cette logique, plus il faudra avoir cotisé longtemps, plus on sanctionnera les personnes, les femmes notamment, qui ont des carrières hachées, incomplètes.

C’était le gros enjeu du projet de réforme systémique qui n’a pas abouti : quels étaient les principes de compensation pour les individus qui n’ont pas de carrière complète, qui sont à temps partiel avec de petits salaires ? Acceptait-on de faire de la redistribution ? En 1998, la Suède a clairement assumé ce choix et mis en place un système de compensation vis-à-vis des femmes, des précaires, des moins qualifiés. Le gouvernement créditait des couronnes sur leur compte au titre des droits de compensation liés à ces difficultés.

La tendance qu’on voit progressivement en Suède, mais aussi dans beaucoup de pays d’Europe et qu’on entend en France, est que l’Etat se porte garant, pas seulement du minimum vieillesse mais aussi d’un minimum contributif plus élevé qu’actuellement si on a travaillé un nombre suffisant d’années. La frontière est devenue plus floue entre la partie proportionnelle aux périodes cotisées et la partie minimale.

Et plus la base garantie concernera un nombre élevé de personnes, plus cela ressemblera dans la philosophie à ce que la Banque mondiale a proposé dans les années 1990 : l’Etat change de rôle. Il ne garantit plus le maintien du niveau de vie à la retraite. Il est là pour garantir une base minimale et pour le reste, c’est actuariel. Le gouvernement semble dire : libre ensuite à chacun de compenser la baisse programmée des retraites grâce à des systèmes d’épargne défiscalisés. Mais il faut avoir des moyens importants pour le faire. Il y a eu chez nous des tentatives de favoriser les plans d’épargne. C’était flagrant avec la réforme Fillon de 2003. La loi était votée en août et huit mois plus tard, le Perp (plan d’épargne populaire) et le Perco (plan d’épargne collective) étaient mis en place.

Pourtant, les Français restent très attachés au système de retraite par répartition.

B. P. : C’est vrai que les plans d’épargne retraite ne marchent pas très bien. Parce que les retraites publiques sont encore suffisamment élevées pour ne pas pousser à chercher à compenser leur baisse par de l’épargne privée. Pour que les gens épargnent, il faut qu’ils aient le sentiment que leurs pensions vont baisser. Et ce n’est pas encore le cas en France. En Allemagne, c’était très clair. Le gouvernement a déclaré qu’il n’avait plus les moyens de financer des retraites publiques aussi élevées. Il les a baissées de 4 % tout en proposant aux ménages de compenser par une épargne privée, que le gouvernement abondait pour les plus bas revenus et en fonction du nombre d’enfants.

En France, ce sont ceux qui ont des revenus élevés qui ont intérêt à épargner par capitalisation. Certains voudraient même que les retraites privées soient encore plus attractives mais seulement pour les plus riches, en les sortant du système de retraite public obligatoire financé par répartition. C’est ce que voulait faire Emmanuel Macron lors du précédent mandat, en faisant en sorte que les cadres n’aient plus à cotiser au système de retraite public au-delà de 120 000 euros par an, ce qui les aurait poussés à mettre de l’argent de côté pour leurs vieux jours. Le système est anti-redistributif au possible.

PROPOS RECUEILLIS PAR SANDRINE FOULON

Source : Alternatives Economiques (10.12.2022)